L’attente

J’aime bien venir ici. 

Un bourdonnement est présent comme un cocon qui enveloppe, une couette de cerveau qui permet de faire semblant d’être concentrée. Les frigos, la ventilation ? Un souffle qui fait presque disparaître le bruit des voix, une monotonie qui rassure.

Parfois il y a de la musique, une bonne musique, celle du monde, des guitares, parce que les guitares rassemblent tout le monde au coin du feu, même quand il pleut. 

Je n’ai mis que quatre minutes à venir, sur mon destrier magique, à partir du garage où j’ai laissé le camion se faire contrôler. J’ai posé le casque sur la tête, je n’ai pas réussi à enfiler mes gants dont la doublure a fait bouchon au bout des doigts, j’ai enlevé la protection de la selle qui va me permettre d’avoir les fesses au sec, et j’ai osé traverser d’une zone à l’autre, en faisant des sauts de ronds-points assez désagréables, devant les poids lourds, sous la bruine sale de la route, soulevée par les roues des véhicules qui se hâtent de rejoindre le bureau.

Il y a une circulation impressionnante pour qui préfère rouler sur les petits chemins. On se sent tout petit, vulnérable, à pas grand chose de la vibration qui fait trembler ou tomber. 

J’ai même allumé mes feux, et avant de quitter la maison tout à l’heure, j’avais anticipé un vêtement blanc pour manteau, même s’il n’est pas imperméable, sachant qu’il est préférable d’être mouillé qu’inaperçu. 

Le sac à dos est jaune, jaune safran. Il tranche en hiver. Peut-être qu’il m’en faudrait un de la taille juste en dessous pour me servir de sac à main, mais je ne pourrais pas y mettre l’ordinateur et je me sentirais toute nue, et on me dirait (aussi) que j’en ai déjà d’autres.

Tout de même, le sac parfait n’existe pas, il faudrait qu’il soit de taille interchangeable et de couleur caméléon. Qui pose ce brevet est riche. 

Un avion passe. 

Un couple discute très sérieusement à ma droite. Je ne sais pas à quoi ils ressemblent, ils sont hors de mon champ de vision. Mais ils sont graves, le ton est posé, calme, discret, lent. 

Vient de s’assoir un jeune couple, l’homme en jogging, la femme décolorée, avec un cosy qu’elle pose par terre et d’où aucun son ne s’échappe, mais une couverture rose fuschia. C’est sans doute un bébé fille. L’homme a la jambe qui gigue, il est incapable de la stopper, le veut-il seulement ?

En face (je suis sur le bout d’une table très longue) une autre table longue, perpendiculaire à la mienne, un groupe de 3 personnes. L’une d’elle, chef d’orchestre, les deux autres sans doute à la marge des relations sociales, ne savent pas où s’assoir en un seul geste. Une quatrième personne arrive qui leur sert les boissons chaudes.

Celui qui ne s’assoit pas, danse. Il danse des huit, la chaise dans le croisement des lignes, comme un point névralgique impossible à atteindre. Le deuxième, avec un langage qui lui appartient, ne s’arrête pas de dire, d’exprimer, sur tous les tons, un chant un peu désaccordé, dissonant, auquel savent faire écho le chef d’orchestre et l’accompagnatrice blonde. Ils se comprennent comme peuvent se comprendre des personnes qui viennent d’un monde différent, ou d’un pays en guerre. Avec approximation, mais beaucoup de bonne volonté.

J’ai bu le café allongé dont les dernières gouttes sont froides, ce qui est souvent le cas quand on fait autre chose en même temps. 

Il reste 10 minutes avant la fin du contrôle. Il pleut toujours, le couple que je ne vois pas ronronne, le jogging mange son sandwich nerveusement, quand, sans nous prévenir, un harmonica trille.

C’est l’homme au langage dissonant.

Soudain il parle bien. C’est juste, court mais juste, envolé, plein d’espoir et de chaleur. L’harmonica. 

Vraiment, les mondes et les langages peuvent être étrangers l’un à l’autre, mais la partie de notre cerveau qui est reliée directement au coeur s’active de la même façon, partout, d’un coin du feu à un coin de table dans un café, pour tirer la corde sensible qui est la même pour qui veut bien l’entendre. 

La couverte rose fuschia a bougé, le jogging a cessé d’agiter sa jambe, le couple s’est tu, l’homme qui danse s’est assis.

Je m’en vais, engourdie. 

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