La montre molle

Vraiment, ce visage ne me dit rien. Vaguement familier, certes, mais je suis sûre de ne pas le connaître ni le reconnaître. D’un abord plaisant, en rondeurs, on imagine qu’il attire la sympathie. À y regarder de plus près, l’on distingue quelques effets déformants, sans doute dus à la gravité.

Celle du regard sur le monde, ou bien celle de Newton, on ne saurait dire quelle forme a le plus d’importance. Grave.

Néanmoins, je qualifierais de Daliesque ce visage qui m’a fait face quand je l’ai croisé au coin d’une pièce (en vérité, plutôt sur un mur).

La vision de cette montre molle, faisant écho aux plis du visage concerné. La familiarité du regard, le « je ne sais quoi » identifiable, comme ce mot qu’on a au bout de la langue, et dont on ne sait prononcer la sensation. Peut-être même la certitude d’avoir déjà vécu ce moment, avec pourtant un ressenti moins dramatique; toutes ces fois où il fallait embrasser la tante au menton poilu en même temps qu’elle disait « comme tu as grandi ». Je n’ai pas de tante poilue, c’est une image. Tout ceci n’est dicté que par la fiction. Le filtre Instag si tu préfères.

C’est fou comme l’image a de l’importance. Chaque jour qui passe (il en passe de plus en plus dans un temps de plus en plus court, ne me demandez pas pourquoi) je cherche à garder des images qui soient les plus belles possible. De cette beauté que l’on ne calcule pas, qui est offerte, un lever de soleil fabuleux comme âme premier matin du monde, un lichen jaune faisant Rorschach sur le gris béton d’un mur, le regard d’un chat qui est déjà dans le monde de sa sieste, faisant disparaître le serpent qui sommeille en lui d’un mouvement de ses deux paupières.

Ce visage croisé ce jour là, à la peau comme la montre molle, ne devait rien au hasard d’aucune lumière. C’est une lucidité brutale et vengeresse qui attaquait mon coeur serré de comprendre que le « comme tu as grandi » devenait « comme tu as vieilli ».

C’était moi.

Du haut de mes 50 ans assumés bientôt révolus, je voyais fondre tous les plis de mes sourires inversés comme un beurre resté trop longtemps sur la table ce midi d’août solaire. Dali m’est venu un peu plus tard, finalement ce tableau était génial et ironique, la montre molle devenant la métaphore d’un visage qui tombe et se relâche dans un temps qui ne cesse de s’écouler, invariablement.

Depuis, je louche pour voir flou, j’imagine un système d’élastiques invisibles, je grimace en bas, je souris en haut pour remonter le temps, et ma peau, en vain.

C’est trop tard.

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