Nom de nom!

Mes enfants ne portent pas mon nom.

Rien qu’avec cette information, tu peux deviner que je suis une femme. Ce n’est pourtant pas irréversible, j’ai découvert récemment qu’un enfant pouvait associer le nom de sa mère à celui de son père, et j’ai trouvé ça bien. L’enfant porte ses deux jambes, une main dans chaque autre main, il tient debout, équilibré, grâce à un bout de papier.

Mes enfants ne portent pas mon nom, parce que j’ai quitté ce nom. J’ai dit non.

J’étais entrée dans ce nom comme dans une maison, avec l’envie de la douceur d’un foyer, et la multiplication de petits pains briochés, la volonté de  regarder l’arbre muer en hiver et se refaire les feuilles d’été. J’avais pris ce nom, comme une peau, un habit qui me protègerait des morsures du froid, de la brûlure du soleil, et bien plus souvent de la pluie et du vent.

Porter un nom comme on porte un manteau, porter un nom et devenir l’habit qui fait le moine.

Quand la petite fille décrochait le combiné, qu’il soit orange ou vert irlandais, voire beige, qui tenait grâce à un fil en tire-bouchon, elle disait invariablement :

— « Non, c’est sa fille ».

Ainsi, on la prenait régulièrement pour une autre. Elle tendait l’engin à sa mère, ou bien à son père quand il était là, et disparaissait dans sa chambre ou dans un livre.

Comme elle reconnaissait toujours les voix, à force, elle décidait parfois de rester écouter la conversation. Les adultes pouvaient dire des choses si étranges.

Elle n’a pourtant pas vu venir le coup du déménagement. Mais c’est un autre sujet.

La « fille de » avait un prénom étrange. Etrange pour la contrée où elle vivait. Comme un prénom d’une autre langue, d’exilée, puisque ce pays là, se prénommait avec le calendrier.

Au début je crois bien qu’elle ne l’aimait pas. Ou peut-être aimait-elle tant les autres enfants, qu’elle aurait préféré être comme eux, pareille à eux, fondue dans le groupe, pas à côté, l’étrangère. Porter un prénom comme un meuble fabriqué en série. Anonyme.

Il lui fallait l’épeler. À chaque fois. Il a été déformé. Les enfants sont ainsi, ils te battent sans te toucher, rien qu’avec les mots, ils t’assassinent si tu ne porte pas le bon manteau.

Le manteau « la fille de » était bien trop grand. Il était volumineux, comme le dernier modèle d’une voiture ou un arrosage automatique dans le jardin. Il s’étalait sur le marbre vert du sol de la maison, il cachait l’immense jardin, les fourmilières et les filaos. Il cachait la maison en dur, qu’aucun cyclone ne pourrait dévaster, ni faire disparaître. Il dissimulait à peine l’aisance et la chance de ne manquer de rien.

La fillette préférait de loin le sol en béton peint, les tôles en couleurs des murs des maisons, les dentelles de la varangue, et les pales du ventilateurs qui faisaient de l’air à la place du climatiseur qui faisait du bruit. Elle aurait préféré voir sa maison s’envoler, pour tout refaire, à l’identique sans doute parce qu’elle n’aurait pas eu plus de moyens, elle aurait préféré se dire qu’un jour elle aussi elle aurait une maison en dur, avec du marbre à l’intérieur et un jardin à l’arrosage automatique.

Elle adorait aller chez ses copines qui n’étaient pas « la fille de », mais juste Nathalie, ou bien Jessie. Il y avait Soraya aussi. Là-bas, on prenait soin d’elle, on la chouchoutait. On avait envie de la revoir, on aimait son sourire. On lui gardait de côté les pâtisseries du ramadan pour son petit déjeuner, on lui expliquait le sacrifice, on la rassurait de la marche sur le feu.

Elle pouvait se sentir chez elle aussi, avec ses amies, qu’elle voulait soeurs. Elle prenait même l’accent que ses parents à elle ne comprenait pas toujours. Oté.

Dans le « cahier d’amitié », l’ancêtre des réseaux sociaux, il y avait plein de petits coeurs et de poèmes, des mots doux qui disent qu’on s’aime. Ce cahier d’amitié comme la preuve qu’elle leur ressemblait un peu, car elles ont ouvert leurs maisons, leurs jardins, leurs univers, à la gamine un peu trop blanche, un peu trop étrange, avec un prénom qui disaient presque son nom.

Il y a eu ce foutu déménagement et deux océans.

Je portais le nom de mon père, et je savais celui de ma mère parce que je passais mes étés d’avant avec mes grand-parents. J’avais une grand-mère avec le nom de mon père et une autre avec le nom de ma mère. Mes deux jambes ont été ces grand-mères là.

Pour faire presque un grand écart quand même, entre le haut du bourg et le bas du bourg. Un seul village et deux univers opposés. J’étais le point d’union.

Avec elles j’avais avant tout, un prénom. Ma grand-mère maternelle en jouait avec affection, elle le grandissait, le prolongeait, ça me faisait plus petite et mieux blottie.

J’aimais alors mon prénom. Il m’avait forgée, donné une identité que j’assumais, que je devais défendre « non pas de Y ni de P », j’épelais toujours et encore, et encore.

Un jour, un matin estudiantin, ou bien un soir, j’ai eu un amour, un amour tel que j’ai choisi de prendre son nom. Cette maison que je construirai, ce foyer auquel je rêvais, cette vie que je pensais nouvelle au point, en prenant ce nom, d’oublier « la fille de ».

Aux premiers coup de fils des administrations,

— « Madame C ? » auquel j’avais envie de répondre:

— « Non, c’est sa belle-fille »

je compris que jamais un nom ne me ferait.

Au fil des ans, on s’y fait, on opine du bonnet, on reconnaît qu’au fond, on doit bien être un peu de ce nom là. On veut s’attacher, se lier, se définir, s’agrandir, monter des murs avec des fenêtres, dessiner un jardin comme une ligne de vie. On espère.

Et puis les enfants.

Je ne me suis même pas posé la question. Si j’avais su. Bien sûr ils portent le nom de leur père, ce nom qui a été le mien 17 ans. C’est automatique, c’est la norme, c’est le droit. Le ventre porte, le nom se porte. Un échange de bon procédé?

Les années ont passé. le nom s’est gravé dans le bois tendre, rien de définitif, rien qui ne puisse changer face aux intempéries, on n’est pas à l’abri des orages quand on a l’écorce tendre.

Je suis partie de la maison, j’ai vidé mon ventre de ce qui faisait sens jusqu’à ce jour, j’ai pris les mains de mes enfants pour un nouveau chemin.

Mon nom choisi, pris, porté, s’est défait.

Au début ça faisait mal, mais je disais encore oui, c’est moi, par facilité, ne pas entrer dans les explications qui feraient intrusion dans ma vie, je déteste qu’on se mêle de tout, qu’on donne un avis sur tout, qu’on sache, qu’on croie savoir, qu’on soit certain. On ne sait jamais ce qu’il en est.

Tu quittes un nom et ta maison, que te reste t-il, même pas une réputation?

Ce nom était partout, sur le passeport, le livret de famille, ma carte d’identité, ma carte vitale, mon chéquier, ma carte bleue, il devenait insupportable, illisible au fur et à mesure des jours de haine, il se brouillait dans les larmes, je l’aurais déchiré lettre par lettre, brûlé, mis au feu du soleil de l’été, dyslexique à ne plus se savoir lire, sourd de ne plus s’entendre, le nom s’est fait matière à se battre, punching-ball qui assomme l’esprit, empêche de penser, le ressenti d’un immense gâchis.

J’ai effacé ce nom.

Reset.

Reverse.

On recommence à la base. Je redevins « la fille de », à côté de la Salope, de la Traitresse, de la Mauvaise Mère, de la Honteuse. Ensevelie sous tous les autres noms desquels chacun pouvait m’affubler. Il me vouvoie depuis lors, non pas une marque de respect, juste parce qu’on ne se connaît pas.

Maman.

Ils m’ont toujours dit maman. Ils ne m’ont pas lâchée, ils ne m’ont pas abandonnée.

Maman n’en peut plus, maman ne sait plus, maman est perdue.

J’ai mis un point à mon prénom, un point final, n’en jetez plus, j’ai un prénom Point, ne me donnez pas d’autre identité, Point à la ligne.

Je me suis accrochée à l’immuable, au fruit d’un désir, à ces chats qui ronronnaient encore dans mes bras, à ces regards toujours admiratifs, parfois inquiets, ils sont restés avec moi, tout autour, mon rempart, ma gangue, mon cocon, la chair de ma chair comme le veut l’expression, entités autonomes et tellement surprenantes, ils ont écrit une nouvelle page avec moi, adoucissant les taches d’encre, étirant les points noirs, dessinant un soleil, une île déserte, un arbre aux racines complexes.

Tout ne peut pas être mauvais dans un nom.

Hier, presque ce matin, l’autre jour, pas loin, dans cette vie là, dans ce livre aux pages fines, encore fluet, encore à l’encre invisible, j’ai eu besoin de donner mon nom, de le dire comme une information. Mon nouveau nom, de la fin de l’alphabet, qui se dessine, que je sillonne dans le champ en friche.

Celui-ci s’écrit comme un prénom, il paraît que ces noms là sont donnés aux enfants sans père, je l’épèle aussi, comme le prénom, ça pose mieux les choses, ça impose, ça fait la main qui hésite parce qu’elle était partie à écrire autrement, à écrire comme tout le monde, sauf qu’avec mon prénom je ne suis pas tout le monde et qu’avec mon nom je ne suis pas un garçon, peut-être un garçon manqué, un garçon manqué sans père, ça fait un nom de fille alors, je dicte, il écrit, ne me trouve pas dans la machine, ah oui, vous voulez mon nom de jeune fille peut-être, celui du temps où j’étais « la fille de », mais depuis je suis plus vieille, mariée une fois puis divorcée, puis remariée, on ne se refait pas d’y croire à l’amour infini, il me trouve sous mon nom de fille jeune, puis il me demande ma carte vitale, c’est vital pour la santé, pour les soins, la carte vitale, elle est verte comme l’espérance, mais hélas elle porte aussi mon nom du début de l’alphabet, celui qui me faisait première, première comme jamais je ne l’étais avant, mais aussi première de la famille à partir, à quitter, à séparer, et l’homme s’en saisit comme d’une blague, il ricane « mais ma parole vous êtes une dévoreuse d’hommes? » …

Je t’emmerde répond la fille plus très jeune, la Salope de divorcée, la mère qui a tenu ses enfants dans son ventre et leur a donné le nom d’un autre, je t’emmerde d’être une femme avec ses bagages tatoués sur ses rides, celles qu’on ne sait pas cacher, celles qui portent beau sur un homme, qui le rendent « séduisant », mais qui te vieillissent, toi la femme de, la fille de, l’emmerdeuse, qui porte son prénom en bannière et son nom comme un prénom.

Tifenn Point.

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