Lait

J’ai trente ans il y a vingt ans et je suis maman pour la première fois. Je regarde ma fille dans son berceau, je ne dis pas « ma fille » je ne sais pas le dire, ça ne se prononce pas, c’est un être vivant qui me tombe des abysses de perplexité, j’ai beau avoir choisi, je ne sais plus qui je suis, qui elle est, ce que nous sommes, ce que nous serons.

Elle n’est pas venue facilement, elle était bien au chaud, elle avait la tête un peu trop rêveuse, elle regardait déjà la lumière du soleil à travers mon ventre, il a fallu créer une ouverture, exprès pour elle, à corps et à cris.

Alors, le médecin a dit que j’avais été très courageuse, mais j’avais l’impression d’avoir raté l’entrée sur scène du plus bel être de lumière.

Quand on ne sait plus rien, quand on a laissé des mains étrangères faire de ton corps un morceau de viande, quand tu as eu la sensation de ne plus t’appartenir, de disparaître, alors il reste en toi une volonté farouche de rattraper le coup, refaire l’histoire à l’envers, soigner du dedans ce qui a été si brutalement sorti.

La nourriture est devenue le médicament que je pouvais donner à cet enfant en devenir, à qui je devais donner toutes les chances possibles.

Préalablement, j’avais déjà fait le choix d’allaiter. Ce choix, malgré mon abandon total au corps médical, est resté forgé de ma seule volonté. Je me devais de réussir au moins cela. Ils m’ont pourtant dit que vu mon état de fatigue, mon anémie et tous les mots en « ie » je ferais mieux de donner le biberon. Ils m’ont même dit, c’est le 31 décembre, prenez donc une coupe de champagne. Je ne pouvais pas parler, je ne savais pas dire non encore, je ne savais pas ce que je voulais, sauf que je devais donner le meilleur à ma fille, et ce serait sans alcool, merci.

Le chemin n’était pas tout tracé. J’étais convaincue du bien fondé, de la beauté du geste, de la qualité de ce qu’il en serait. Mais je ne savais rien, rien de la douleur, des gerçures, des saignements du mamelon, des positions adéquates, des montées de lait, des litres de lait, rien, je ne savais rien de ce qu’il fallait savoir. Et ce n’était pas vraiment à la mode alors.

Une sage femme, à mon 7ème jour d’hospitalisation (oui j’avais gagné le séjour long), a sauvé le reste de ma vie, et mon estime de moi. Je ne sais pas son prénom, j’ai oublié son visage, mais j’ai appliqué à la lettre son exemple de maman qui était passée par là. Merci madame.

La douleur de l’entrée en scène s’estompant, je me suis concentrée sur mes seins, et leur fonction. J’ai regardé ma fille me montrer. J’ai appris le geste pour qu’il ne fasse plus mal, j’ai appris qu’allaiter c’est bien plus que donner du lait. C’est de la nourriture certes, mais c’est de l’amour.

Je suis devenue maman en regardant le visage repu de ce petit être, tout petit, complètement dépendant, entièrement chaud et moulé à mon corps des jours et des nuits, des heures entières où j’ai vu ses yeux devenir bleus très clairs et même senti ses dents me mordre alors que je m’épanouissais dans mon huitième mois d’allaitement intégral. Les dents furent le signe de la nourriture un peu plus solide, et nous n’avons gardé que la tétée du matin.

A mon deuxième enfant je n’avais plus peur.

A mon troisième c’était presque de la rigolade.

Ils m’ont tant donné. Ces petites mains qui s’agrippaient, ce menton qui tremblotait alors que l’endormissement saisissait à la fois l’enfant et moi. Ils m’ont appris à n’être qu’avec eux, à ce moment là, exclusif, attentionné, partagé, unique. Aucun mot ne peut décrire cet abandon, ce chaton qui s’alourdit dans tes bras.

Ce corps dont je pensais qu’il m’avait trahie, a totalement rempli sa fonction. Il a tenu bon le temps qu’il a fallu.

Chaque câlin que je fais à mes ados, tous plus grands que moi à présent, respire cette fusion maternelle que nous avons pu partager pendant plusieurs mois, oserai-je avouer, année.

Allaiter, donner de soi, embrasser.

2 commentaires

  1. Bonsoir.moi aussi j ai allaité mes trois enfants. Avec le premier anthony j ai eu une epiciotomie et forceps.avec le deuxième une césarienne. Un enfant qui se trouvait bien dans mon ventre et qui maintenant a jne relation spécialisé avec moi .et le troisième anaïs que est née comme une lettre à la poste.superbe souvenir. Que du bonheur

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  2. Avant d’avoir des enfants,
    je ne savais pas ce que c’était.Aujourd’hui je suis fier de chacun d’entre eux et nous les aimons. Et, quand nous avons failli en perdre un, ce fut une terrible épreuve. Quand je le vois aujourd’hui je n’oublie rien de la chance qu’il soit là bien vivant comme les autres.Quand on aime on risque de souffrir mais ça en vaut vraiment la peine.

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