Le Lapin Bleu

20 ème rang de mailles serrées.

Je n’y suis pas venue du premier coup. J’ai presque utilisé et défait deux pelotes, pour m’entraîner et oser me lancer.

Il avait de belles oreilles, ou bien un regard doux, je ne sais pas. C’est comme s’il représentait un objectif à atteindre, une lubie à réaliser pour ne pas avoir l’air lapin crétin.

C’est qu’un arrêt de travail, je ne sais pas comment faire. Je ne sais pas faire. Je crois que c’est le premier qui ne concerne pas une grossesse.

J’avais dit, dès le départ, que tout ce qui pouvait se faire au bureau, je le ferai dès que je pourrais poser le pied au sol.

J’avais dit que j’écrirai mon premier bouquin.

J’avais dit que ce serait un témoignage de vie ostréicole.

J’avais dit aussi que je saurais prendre mon mal en patience.

Et que le lapin bleu.

Alors, le matin je prépare les commandes, je range le petit déjeuner quand les enfants n’ont pas « le temps » de le faire, je plie les chaussettes, je cire la table, je réponds au téléphone, je vide le lave vaisselle (mais je ne range pas la vaisselle, c’est trop d’aller-retours et de poids), je remplis le lave vaisselle, je touille la tambouille, je porte une bûche ou deux, j’allume le feu, je lance le café (pas trop loin), je souris, je dis que ça va, j’affirme que je n’ai pas mal, je ne reste pas au lit, je bois mon café au lit (il m’apporte un plateau chaque matin, c’est beau), j’ai lu deux livres en 15 jours, j’ai honte, et le lapin bleu.

D’abord il a fallu que je sache où poser ces putains de béquilles à chaque déplacement. Je n’avais pas envie de m’habituer trop vite. Après je me suis dit que je pourrai en utiliser une, mais je déséquilibre. Alors je boite en bonne bretonne, comme si j’avais la maladie des hanches, ou bien je réfléchis à mes pas, et les faisant tout petits j’arrive à marcher droit. Il a fallu que je fasse et défasse cent fois, pour gérer la tenue du crochet, la tension du fil, le point coulé, ou serré, et même l’épi de blé. Bientôt je vais savoir cultiver.

Après le 20 ème rang viendra le vingt et unième, et ça va se corser un peu, faudra pas venir me causer. Ça doit être le niveau des pattes je penses. Mais je n’en sais rien, je découvre le petit lapin. Peut-être que j’en suis à l’endroit où se loge le coeur.

Je suis en arrêt mais je n’arrête pas. Je n’ai pas mal.

Je commence juste à m’habituer à ce rythme. À l’aide de l’homme qui fait tous les repas, les courses et range les draps. Et tous les trajets aussi.

Je me demande si j’aurais assez de temps, finalement. Je ne sais pas si je vais utiliser les trois mois, ou reprendre au 45 ème jour.

Il faudrait me fixer un réel objectif : celui de marcher dans la vase sans avoir mal. Monter sur le pont du chaland, sans ressentiments. Jouer du tam tam.

Il neige de l’autre côté de la grand route, je voulais faire un bonnet. Mais la maille soufflée réclame beaucoup de laine et je n’en aurais pas assez. Alors je laisse tomber le bonnet, l’épi de blé m’ayant montré que je saurais compter les mailles serrées du lapin, que je pouvais crocheter les mailles, et peut-être que bientôt, demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, j’écrirai le lapin bleu en mailles de mots serrés.

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